Article de S. Batchelor
Embrasser l'extinction, par Stephen Batchelor (paru dans la revue Tricycle en automne 2020).
"Tout brûle", déclarait Gotama au Ve siècle avant J-C, lors de l'ouverture du Sermon sur le feu. En lisant ces mots aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de penser au réchauffement continu de l’atmosphère fragile qui enveloppe notre planète. Prophétique et inquiétant, Gotama a compris que les forces qui animent la plupart des activités humaines sont comme des feux qui nous consument. "Brûler avec quoi ?" a-t-il demandé. "Avec le feu de l'avidité, le feu de l'antipathie, le feu de la stupidité." Et il comprit qu'un monde enflammé par ces feux était stérile, aride, une terre désolée où rien ne pousse ni ne prospère.
Jusqu'à l'avènement des technologies industrielles modernes, l'impact destructeur de ces incendies était largement contenu dans les vies humaines et les sociétés. Dans la lutte des espèces pour leur survie et leur domination, la cupidité, l'aversion et la stupidité ont contribué à l'extinction d'autres espèces humaines et animales, mais n'ont pas encore menacé la biosphère dans son ensemble. Cela a commencé à changer à la fin du XVIIIe siècle en Europe, avec les débuts du capitalisme moderne et de la révolution industrielle. L'envie et la peur de l'homme étaient désormais capables d'utiliser des technologies de plus en plus efficaces et puissantes pour atteindre leurs objectifs. Associé au colonialisme, légitimé par l'injonction biblique de "soumettre" la terre et de "dominer tout être vivant", leur impact est devenu mondial. Aujourd'hui, "tout brûle" n'est plus une métaphore mais une réalité.
Il est facile d'être ébloui par les sondes spatiales qui photographient les anneaux de Saturne ou les ordinateurs qui effectuent deux cents quadrillions de calculs par seconde. Mais ces prouesses technologiques peuvent nous aveugler sur la nature même de la technologie. Pour le philosophe du XXe siècle Martin Heidegger, l'essence de la technologie réside dans la façon particulière dont les êtres humains en sont venus à encadrer leur relation avec le monde naturel. En 1955, Heidegger a décrit ce cadre comme "une relation entièrement nouvelle de l'homme au monde et à sa place dans celui-ci". Le monde apparaît désormais comme un objet ouvert aux attaques de la pensée calculatrice, des attaques auxquelles rien n'est plus censé pouvoir résister. La nature devient une gigantesque station d'essence, une source d'énergie pour la technologie et l'industrie moderne.
Cet état d'esprit technologique nous oblige à nous imaginer comme déconnectés du monde naturel dans lequel nous sommes immergés. Cette aliénation nous permet de considérer le monde soit comme une ressource pour la satisfaction de nos désirs, soit comme un ensemble de problèmes à résoudre pour l'apaisement de nos mécontentements. Les rouages de la technologie - des achats sur Internet aux avions à réaction - fournissent les outils nécessaires pour atteindre ces objectifs avec un maximum de rapidité et d'efficacité. Cependant, pour Heidegger, nous vivons à l'ère technologique non pas parce que ces outils sont largement disponibles, mais parce qu’un mode de pensée dont nous sommes largement inconscients a pris le contrôle de nos esprits.
Il ne semble pas étrange aux bouddhistes contemporains de considérer la méditation comme une technologie spirituelle ou une science de l'esprit. Nombreux sont ceux qui ne semblent pas saisir le lien intime entre les mots "technologie" et "technique". Le site web d'un mouvement vipassana influent et respecté présente vipassana comme "l'une des plus anciennes techniques de méditation de l'Inde", puis la définit comme une "technique non sectaire qui vise l'éradication totale des impuretés mentales et le plus grand bonheur qui en résulte, à savoir la libération totale". Le monde naturel dont la méditante s'éloigne par la pleine conscience est désormais celui de sa propre expérience physique, émotionnelle et mentale. Elle est alors en mesure d'identifier les "impuretés mentales" qui génèrent son malheur, et d'appliquer une technique efficace pour leur "éradication totale". La souffrance humaine est donc conçue comme un problème à résoudre par l'application correcte d'une technologie intérieure.
Les réformateurs bouddhistes birmans qui ont développé les techniques de méditation vipassana au début du 20e siècle ont adopté en partie le langage rationaliste de leurs dirigeants coloniaux britanniques. Ils auraient trouvé une telle façon de penser bien adaptée à leur propre compréhension de la voie de l'illumination. La doctrine des Quatre Nobles Vérités présente également la souffrance comme un problème qui peut être résolu par l'application de techniques spirituelles. Les traditions bouddhistes conçoivent la pratique du dharma dans le cadre d'un traitement médical. Le médecin (le Bouddha) diagnostique ce qui ne va pas (naissance, maladie, vieillissement, mort, etc.), en détermine les causes (désir et ignorance), propose un remède (nirvana) et prescrit un traitement (la voie octuple) qui, s'il est suivi avec succès, conduit à la fin complète de la souffrance.
Le bouddhisme peut sembler vrai pour beaucoup aujourd'hui, tellement il semble bien adapté à un état d'esprit technologique. Il peut donc aussi servir à nous aveugler davantage sur la nature de la technologie et son emprise sur nous. Heidegger n'aurait pas été surpris par la marchandisation et l'instrumentalisation de la pleine conscience. "Pourtant, ce n'est pas que le monde devienne entièrement technologique, qui est étrange", a-t-il fait remarquer. "Ce qui est bien plus étrange, c'est que nous ne sommes pas préparés à cette transformation, que nous sommes incapables d'affronter de manière contemplative ce qui se profile réellement à l'horizon.''
Alors qu'il était témoin de la course aux armements nucléaires dans les années 1950, Heidegger a admis que sa plus grande préoccupation n'était pas le déclenchement d'une guerre nucléaire. Pour lui, le plus grand danger était que la pensée calculatrice de la technologie en vienne un jour à prévaloir comme "la seule façon de penser". Si cela devait arriver, a-t-il soutenu, nous perdrions ce qui est le plus essentiellement humain en nous : que nous sommes des "êtres contemplatifs". La tâche la plus urgente de l'humanité en ce temps de crise était, pour le philosophe, celle de "maintenir la pensée contemplative en vie".
Penser de manière plus contemplative signifie ralentir et retrouver notre enracinement sur terre, ce qui nous permet de réfléchir et de nous interroger sur le type d'êtres que nous sommes et sur la meilleure façon de vivre dans ce monde. Heidegger a appelé ce genre de questionnement la "piété de penser". Au cœur de cette contemplation se trouve la nécessité de prendre davantage conscience de notre relation technologique avec la nature. Cette approche technique s'est avérée si efficace dans tous les domaines, de la construction de gratte-ciel à l'élimination de la polio, que beaucoup la considèrent aujourd'hui comme la façon la plus raisonnable de mener leur vie. En conséquence, ils se retrouvent à considérer la vie elle-même - et leur propre vie en particulier - comme des problèmes à résoudre par l'application des bonnes techniques.
Pour un autre philosophe du XXe siècle, Gabriel Marcel, notre condition existentielle d'être né et d'être soumis à la mort n'est pas un problème à éradiquer mais un mystère à embrasser. Un problème, pour Marcel, est toujours distinct de celui qui l'affronte, alors qu'un mystère est inséparable de celui qui l'embrasse. Comme la personne qui tombe malade, vieillit et est destinée à mourir, je ne peux pas rester en dehors de ces processus pour les traiter comme des problèmes à résoudre. Au contraire, je peux m'ouvrir au mystère de ma présence ici et l'embrasser dans un étonnement sans paroles. Contrairement à un problème, qui disparaît dès qu'il est résolu, plus on pénètre profondément dans un mystère, plus il devient mystérieux.
En regardant la vie à travers la lentille de la technologie, nous risquons de perdre le sens de notre insondable pouvoir et de notre étrangeté. Afin de manipuler techniquement les éléments physiques et mentaux de notre monde, ils doivent nous apparaître comme des objets discrets, définissables et facilement saisissables. Ce n'est qu'alors que nous pouvons nous lancer avec confiance dans leur soumission à notre volonté. "Un monde où les techniques sont primordiales", remarque Marcel, est un monde livré au désir et à la peur ; car toute technique est là pour servir un désir ou une peur". Heidegger craignait qu'un monde dominé par la technologie ne s'accélère de manière incontrôlée et ne nous submerge. Dans les années 1950, il espérait que l'humanité se réveille face à ce danger et retrouve une relation plus contemplative avec la vie avant qu'il ne soit trop tard. À mesure que la puissance et la portée des technologies industrielles s'étendaient sans relâche, il a perdu cet espoir. Dans une interview publiée après sa mort en 1976, il a conclu "Maintenant, seul un dieu peut nous sauver."
Trois ans plus tard, en 1979, la première étude gouvernementale sur le climat indiquait qu'au rythme actuel, les émissions de carbone dues aux activités humaines augmenteraient la température moyenne à la surface du globe entre 2,0 et 3,5 degrés Celsius, doublant ainsi la quantité de dioxyde de carbone dans l'atmosphère d'ici 2030, avec des conséquences potentiellement catastrophiques.
"Celui qui prendra soin de moi", a dit Gotama à un groupe d'adeptes qui avait négligé l'un d'entre eux souffrant de dysenterie, "il devra prendre soin de tout malade". En arrivant à la communauté, Gotama et son assistant Ananda étaient entrés dans un logement et y avait trouvé un mendiant couché seul sur le sol dans une mare de ses propres excréments. Ils l'ont baigné et nettoyé, l'ont soulevé et l'ont allongé sur une banquette. Gotama a ensuite reproché aux autres mendiants d'avoir manqué à leurs obligations éthiques envers un des leurs.
En s'identifiant avec le mendiant malade, Gotama a voulu dire que l'éveil qu'il incarnait et préconisait est ancré dans notre capacité à prendre soin de la souffrance spécifique des autres. L'épisode révèle que prendre soin des autres est un acte spontané, empathique et sincère. Il montre un guérisseur répondant à l'urgence de la souffrance d'autrui plutôt qu’un technicien fournissant un diagnostic abstrait sur les raisons de la souffrance de cette personne. Dans ses discours, Gotama évoque souvent la compétence pratique des médecins pour illustrer la bonne façon de pratiquer le dharma.
Gotama a invité ses disciples à s'engager dans un ensemble interconnecté de quatre tâches. Ces tâches nous mettent au défi d'embrasser/d’étreindre la souffrance, de laisser passer nos émotions réactives, de voir l'arrêt de la réactivité et de répondre avec soin. Face à une urgence climatique qui menace la viabilité d'une vie intelligente sur terre, cela impliquerait d'embrasser/d’étreindre la possibilité d'une extinction, de ne pas être paralysé par la peur de l'extinction, de s'installer dans un espace de conscience sans peur et, à partir de là, de répondre de manière appropriée aux menaces auxquelles nous et les générations futures somment confrontés. Les quatre tâches étoffent ce que signifie prendre soin des autres. Pour Gotama, l'attention est la vertu cardinale qui englobe toutes les autres. Ses derniers mots furent : "Les choses s'écroulent, suivez le chemin avec soin."
Pour pratiquer ce soin, il n'est pas nécessaire de croire à la renaissance et à la loi du karma, ni d'insister sur le fait que le désir est la cause de la souffrance et le nirvana sa cessation. De telles croyances peuvent faire obstacle à un engagement total face à la menace d'une catastrophe écologique. Lors d'une interview en 1989, lorsqu'on lui a demandé si un bouddhiste serait préoccupé par la destruction de l'environnement, le Dalaï Lama a répondu : "Un bouddhiste dirait que cela n'a pas d'importance". Selon eux, si le monde devenait inhabitable et qu'une extinction massive s'ensuivait, les êtres sensibles qui périraient renaîtraient selon leur karma dans un secteur de cet univers ou d'un autre. Les bouddhistes peuvent éprouver une profonde compassion pour ceux qui souffrent des conséquences du changement climatique et faire de leur mieux pour atténuer cette souffrance, mais en fin de compte, beaucoup pensent qu’une certaine forme de conscience survivra à la mort et renaîtra. Ce qui importe vraiment, c'est de se libérer du cycle de la renaissance et d'atteindre la paix éternelle du nirvana.
Pour les bouddhistes orthodoxes (comme les hindous et les jaïns), ne pas naître et ne pas mourir est préférable à la naissance et à la mort. En tant que fin de la souffrance, le nirvana est donc aussi la fin de la vie. Si les bouddhistes mahayanas renoncent au nirvana et font le vœu de renaître par compassion pour les autres, ils ne le font que tant qu'il y a des êtres sensibles encore piégés dans le cycle de la naissance et de la mort. Une fois qu'il a libéré tous ces êtres, le bodhisattva entre lui aussi dans le nirvana et ne naît plus. Bien que cela puisse prendre un temps incommensurable, le même principe sous-jacent est vrai : la non-vie est préférable à la vie.
Les quatre tâches, en revanche, exigent un engagement direct avec la vie elle-même, indépendamment de toute croyance a priori sur les origines et la fin de la souffrance ou sur la nature du soi. En entrant dans une relation contemplative, empathique et existentielle avec la douleur du monde, on cherche à y répondre avec une compassion adaptée à la situation. Le défi consiste à aborder la crise actuelle, qui est sans précédent, ici et maintenant, et à trouver des réponses imaginatives auxquelles personne n'avait pensé auparavant. Tout en tenant compte du rôle causal joué par des facteurs psychologiques tels que l'avidité, l'antipathie et la stupidité, la première préoccupation est de parvenir à une réponse fondée sur la compréhension de l'ensemble des conditions particulières - biologiques, sociales, économiques, religieuses et politiques - qui sous-tendent la crise et y contribuent.
Une méditation bouddhiste traditionnelle sur la mort exige que l'on contemple la certitude de sa propre mort et l'incertitude de son époque, puis que l'on s'attarde sur la question de savoir comment, compte tenu de cette condition de mortel, on devrait vivre maintenant. En élargissant cette réflexion personnelle pour inclure homo sapiens en tant qu'espèce, la méditation ressemblerait à ceci :
L'extinction est certaine ;
Le moment de l'extinction est incertain ;
Comment devrions-nous vivre maintenant ?
L'extinction est certaine. Soit l'espèce humaine va évoluer vers une forme de vie que nous ne pouvons même pas imaginer aujourd'hui, soit, si nous parvenons à survivre sous une forme plus ou moins humanoïde, nous serons anéantis lorsque le soleil deviendra trop chaud pour maintenir la vie sur terre dans un milliard d'années environ. Pourtant, aucun de ces scénarios n'est certain. Un impact massif de météores, une maladie très virulente, des éruptions volcaniques, une dévastation nucléaire ou les répercussions du changement climatique pourraient mettre fin à l'existence humaine beaucoup plus tôt, peut-être au cours de ce siècle.
Tout comme la mort attire l'attention sur ce qui compte le plus pour vous en tant qu'individu, l'extinction attire l'attention sur ce qui compte le plus pour nous en tant qu'espèce. En embrassant l'extinction, nous devenons intensément conscients que nous sommes des créatures complexes qui pensent, ressentent et se soucient des autres, qui sont le fruit de millions d'années d'évolution par sélection naturelle. Pour des animaux conscients d'eux-mêmes comme vous et moi, contempler l'extinction peut ouvrir un étonnement quasi religieux sur la grandeur de la vie.
Pourtant, pour les bouddhistes, la vie vaut-elle la peine d'être vécue pour elle-même ? L'émergence et l'évolution de la vie, du têtard au gorille à dos argenté, doit-elle être chérie comme un bien en soi ? Ou bien cette "précieuse renaissance humaine" doit-elle être chérie uniquement parce qu'elle permet de se libérer des répétitions insignifiantes du samsara (de l'enfer au ciel et vice-versa à l'infini) et d'atteindre le nirvana où la naissance et la mort ne sont plus.
Ou bien cette "précieuse renaissance humaine" est-elle à chérir uniquement parce qu'elle permet de se libérer des répétitions insignifiantes du samsara (de l'enfer au ciel et vice-versa à l'infini) et d'atteindre le nirvana où la naissance et la mort ne sont plus ?
Dans son récent livre ''This Life'', le philosophe Martin Hägglund fait la distinction entre "foi séculière" et "foi religieuse". Il s'agit de deux conceptions radicalement différentes de ce qui importe le plus aux êtres humains. "La forme la plus fondamentale de la foi séculière", écrit Hägglund, "est la foi que la vie vaut la peine d'être vécue, et est intrinsèque à toute forme de soins". Adopter une telle foi, c'est "se consacrer à une vie qui s'achèvera, se consacrer à des projets qui peuvent échouer ou s'effondrer". Cela implique de reconnaître que ce à quoi nous tenons le plus peut être perdu, ce qui nous cause du chagrin et de la douleur.
La conception religieuse de la foi est à l'opposé de cela. Elle exige que l'objet de la foi soit quelque chose qui ne peut jamais vous faire échouer ou vous laisser tomber. "Avoir la foi religieuse", explique Hägglund, "c'est renier notre foi séculaire dans une forme de vie fragile. La foi religieuse soutient que notre but ultime devrait être de transcender la finitude que nous partageons".
Pour Hägglund, ce qui unit les religions du monde n'est pas la croyance en un Dieu personnel ou impersonnel, mais l'idéal d'un "état pacifique d'éternité", où l'on est "libéré du risque de perdre ce que l'on aime". Hägglund considère l'objectif bouddhiste du nirvana, où l'on est libéré pour toujours de la naissance et de la mort, comme "un exemple clair et cohérent de l'idéal religieux de l'éternité". Si l'on atteignait un tel salut ou une telle libération, alors plus rien n'aurait d'importance pour le saint chrétien ou l'éveillé bouddhiste. Ils "ne s'en soucieraient pas, littéralement".
Son analyse de la foi amène Hägglund à conclure que "notre crise écologique ne peut être prise au sérieux que du point de vue de la foi laïque". Car seule la foi séculière "peut s'engager à l'épanouissement de la vie finie - des formes de vie durables sur Terre - comme une fin en soi". Mais si Hägglund a raison, comment expliquer alors la présence de rabbins juifs, de prêtres chrétiens et de monastères bouddhistes, des gens d'une foi religieuse profonde, à la pointe des luttes pour sauver la planète de l'écocide ?
Plutôt que des contraires irréconciliables, on pourrait considérer la foi laïque et la foi religieuse comme des pôles à l'intérieur d'un spectre. En pratique, l'aspiration à la transcendance peut tout à fait coexister avec un amour passionné du monde. Au cours d'une même journée, nous pouvons nous retrouver à faire des allers-retours entre nos préoccupations séculières et religieuses. En cas de crise sanitaire ou d'urgence écologique, la religieuse peut laisser ses prières silencieuses pour écouter l'appel d'une foi séculière qui est enracinée dans son corps, ses émotions et ses instincts. Pourtant, justifier ce comportement par sa foi religieuse n'a peut-être pas beaucoup de sens. Ses actions extérieures ne suffiront pas à l'absoudre comme par magie des contradictions sous-jacentes de sa pensée.
Si je dois prendre cette crise avec le sérieux qu'elle mérite, alors je dois aligner mes pensées et mes actions. J'ai besoin d'une vision du monde cohérente pour donner un fondement rationnel et éthique à mon comportement. Sinon, il y aura toujours de la place pour des clauses échappatoires, par exemple, si la campagne échoue, le bon karma d'avoir participé à celle-ci me conduira à une meilleure renaissance qui peuvent me dispenser de m'engager pour la survie de la vie sur Terre.
Depuis que j'ai commencé cet essai au début de l'année 2020, le monde a été submergé par la pandémie de coronavirus. Je suis confiné chez moi, dans la campagne française. Les rues de mon village sont désertes. Chaque fois que je quitte la maison, je dois remplir un formulaire pour expliquer où je vais et pourquoi. En tant qu'homme de soixante-sept ans, je fais partie d'un groupe à haut risque. Si j'étais infecté par le virus, je pourrais bientôt mourir d'une pneumonie ou d'une défaillance d'organe. Au moment où je tape ces mots, l'ennemi invisible est peut-être déjà en train de se multiplier en moi. COVID-19 est totalement indifférent à mes besoins et à mes désirs.
Au milieu de la peur, de la contagion et de la mort, je suis submergé par le silence qui m'entoure. Avec l'arrêt brutal de l'activité économique, le lointain bourdonnement du trafic et de l'industrie a cessé. Chaque matin, je me réveille pour un nouveau dimanche. J'entends les merles chanter plus doucement. C'est comme si la nature était à nouveau capable de respirer. En y prêtant plus d'attention, je remarque que quelque chose s'est également apaisé en moi. Je me rends compte que le vaste appareil technologique du capitalisme mondial me tenait fermement en main. Alors que mes engagements d'enseignement sont annulés et que les avions qui devaient m'y transporter sont cloués au sol, je me rends compte que je suis libéré de cette urgence implacable d'aller quelque part pour faire quelque chose. J'avais justifié mon emploi du temps chargé par un engagement à servir les autres. Maintenant, je peux voir comment cela a également servi à maintenir les mécanismes du capitalisme mondial en mouvement.
L'émergence et la propagation rapide du nouveau coronavirus sont les conséquences du même comportement humain à l'origine du réchauffement de la biosphère. La quête capitaliste d'une croissance économique sans fin, les technologies à l'échelle industrielle qui permettent une telle croissance, les populations toujours croissantes de travailleurs entassés dans les mégalopoles, l'expansion continue des transports mondialisés et l'envie de manger la chair d'autres espèces sont autant de facteurs qui ont contribué à la facilité avec laquelle ce virus a infecté les humains et a proliféré dans le monde entier. On ne peut pas plus blâmer le virus pour les milliers de décès qu'il a causés, que les molécules de dioxyde de carbone dans la crise climatique.
Le confinement permet d'avoir un répit pour réfléchir à l'absurdité tragique de notre existence. En laissant le bavardage de nos peurs et de nos angoisses s'apaiser, nous pouvons entendre le silence intérieur de notre âme. En respirant plus facilement, nous pouvons réexaminer notre vie à partir d'un espace de conscience non réactif. Voulons-nous vraiment être complices d'un mode de vie consumériste qui conduit des milliers d'espèces à l'extinction ? Souhaitons-nous faire partie d'un système économique qui condamne des millions de personnes à un travail répétitif et dénué de sens ? Avons-nous besoin ne serait-ce que d'une fraction des articles que nous sommes quotidiennement encouragés à acheter, à savourer brièvement, puis à jeter ? Aimons-nous vivre dans un monde où une minuscule minorité contrôle la plupart de ses ressources et de ses richesses, condamnant des millions de personnes à l'exclusion sociale et à la pauvreté ? Voulons-nous contribuer à rendre cette planète inhabitable chaque fois que nous embarquons sur un autre long vol vers une destination touristique surchargée ? Si la réponse à ces questions est "non", alors nous sommes confrontés à la question la plus difficile de toutes : comment allons-nous vivre ensemble dans ce monde ?
Du point de vue de Gaia, les êtres humains sont comme un virus qui infecte la Terre. Ils se reproduisent sans remords, puis s'efforcent d'occuper chaque niche habitable à la surface de la planète. Leurs désirs insatiables conduisent à la destruction des forêts tropicales, à la destruction des récifs coralliens, à la contamination des océans par les déchets plastiques. Même lorsque les humains réalisent qu'ils empoisonnent l'environnement, ils continuent à le faire, leurs actions étant aussi nuisibles pour la Terre que le coronavirus l'est pour le corps humain.
Le mot "virus" vient du latin virus, qui signifie "poison". Lorsqu'un virus pénètre dans une cellule vivante, il transforme cette cellule en usine pour se reproduire, "empoisonnant" ainsi l'organisme hôte. Le bouddhisme décrit souvent les feux de la cupidité, de l'antipathie et de la stupidité comme trois poisons. Dès que l'un de ces poisons s'installe dans l'esprit d'une personne, il prolifère et se répand lui aussi. Comme les virus physiques, ces poisons mentaux continuent de se reproduire. Du point de vue de Gotama, la pandémie la plus insidieuse est celle qui a toujours existé mais que nous ne remarquons pas. En tant que médecin, Gotama traite cette réactivité virale en prescrivant le "médicament" du dharma, et en établissant une communauté de soignants qui se soutiennent mutuellement.
En 1988, le moine bouddhiste thaïlandais Ajahn Buddhadasa, a écrit un essai intitulé "Nirvana for Everyone". Son but était de déloger le nirvana de son noble piédestal spirituel et de le ramener sur la terre ferme. "Le Nirvana", dit-il, "est devenu un secret dont personne ne se soucie, enfoui dans les écritures, qu'on se contente parfois de dire du bout des lèvres alors que personne ne sait vraiment ce que c'est". Buddhadasa a insisté sur le fait que même la cessation temporaire d'une émotion réactive est le nirvana. Ce nirvana est accessible à tous, bouddhistes et non-bouddhistes. C'est là que nous nous reposons naturellement entre les moments de stress et de turbulence. Il soutient la vie elle-même. Même les animaux, selon Buddhadasa, en font l'expérience. Ces idées peu orthodoxes font écho à la déclaration de Gotama lui-même selon laquelle le nirvana est "clairement visible, immédiat, invitant, édifiant et vécu personnellement par les sages".
L'arrêt temporaire de ce qui fait tourner l'économie mondiale peut également être une forme de nirvana. Le verrouillage devient une occasion de s'installer dans la conscience tranquille et non réactive qu'il rend possible. En s'immobilisant dans un espace vidé, même brièvement, des virus de l'attachement, de la peur et des opinions bien ancrées, nous entrevoyons la liberté de réagir avec prudence plutôt que de nous contenter de réagir aux défis existentiels qui se posent à nous.
La foi laïque appelle un nirvana laïque, un nirvana pour tous, un nirvana naturalisé et démocratisé, un nirvana qui n'est pas la fin de la souffrance, mais le début de l'épanouissement humain. Pour relever le défi sans précédent du changement climatique, il faudra peut-être faire basculer le bouddhisme afin de repenser le dharma. En nous exposant à la menace de la mort tout en nous laissant du temps libre pour contempler la valeur de la vie, la pandémie de coronavirus pourrait inspirer un engagement sincère en faveur d'une manière plus collaborative, plus humaine et plus saine de vivre ensemble sur cette terre. Nous sommes peut-être entrés dans la chrysalide de l'enfermement comme des chenilles, mais en ressortirons-nous avec des ailes ?
Le dharma nous demande de laisser derrière nous les consolations de la métaphysique, d'embrasser la vie dans toute sa complexité, dans son agonie et sa beauté, de nous immuniser contre les virus présents dans notre propre esprit et, surtout, d'imaginer comment les communautés humaines pourraient s'épanouir dans un monde radicalement changé. Il appelle à retrouver notre nature d'êtres contemplatifs, ouverts au mystère de notre présence ici, conscients de notre inséparabilité de la biosphère qui nous nourrit, nous et toutes les autres formes de vie. Une telle perspective pourrait conduire, selon les termes de Heidegger, à "un nouveau terrain et une nouvelle fondation sur lesquels nous pouvons nous tenir et endurer dans le monde de la technologie sans être mis en danger par celle-ci".
La pandémie de coronavirus nous rappelle l'impressionnante capacité des technologies médicales à identifier le virus, à contenir sa propagation, à traiter les personnes infectées et, enfin, à mettre au point un vaccin pour nous immuniser contre lui. Comme Heidegger l'a lui-même noté : "Il serait insensé de s'attaquer aveuglément à la technologie. Ce serait manquer de perspicacité que de la condamner comme étant l'œuvre du diable. Nous dépendons de dispositifs techniques ; ils nous mettent même au défi de réaliser de plus grandes avancées". Le danger ne réside pas dans les outils eux-mêmes mais dans le fait que nous glissions sans le savoir dans un état d'esprit technologique auquel nous devenons esclaves sans nous en rendre compte. Avant qu'il ne soit trop tard, pouvons-nous apprendre à utiliser ces outils pour nous aider à prendre soin du monde naturel plutôt que de l'exploiter ?
Le pouvoir salvateur de la foi séculaire réside dans le fait qu'elle est ancrée dans notre corps, nos émotions et nos instincts plutôt que dans un désir de transcendance et d'éternité. Dans A Guide to the Bodhisattva's Way of Life, le poète et philosophe bouddhiste indien du 8e siècle, Shantideva, a anticipé ce type de foi en reconnaissant que la compassion d'un bouddha impliquerait nécessairement qu'il ou elle fasse l'expérience de la souffrance du monde :
Tout comme celui dont le corps est en feu
Ne trouve aucun plaisir dans les objets sensuels,
Les compatissants ne ressentent aucune joie
Quand un être sensible souffre.
Alors que le bouddhisme orthodoxe soutient qu'un bouddha a dépassé la souffrance, Shantideva a réalisé que cela est impossible tant qu'un bouddha continue à prendre soin des autres. "Il ne fait aucun doute", a-t-il conclu, "que les êtres compatissants considèrent tous les êtres comme eux-mêmes. Alors pourquoi je ne vénère pas ces bouddhas qui apparaissent sous la forme de créatures ordinaires ?"
Stephen Batchelor.
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